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Lettre ouverte au Président de la République Française : La décentralisation à l’épreuve de la crise sanitaire

Monsieur le Président de la République,

Dans votre discours du 12 mars 2020, vous avez annoncé : 

« il nous faudra demain tirer les leçons du moment que nous traversons, interroger le modèle de développement dans lequel s’est engagé notre monde … » « …C’est que la santé gratuite sans condition de revenu, de parcours ou de profession, notre État-providence ne sont pas des coûts ou des charges mais des biens précieux… ». « Les prochaines semaines et les prochains mois nécessiteront des décisions de rupture en ce sens. Je les assumerai. »

La FGF-FO, 1ère organisation syndicale représentative dans la Fonction publique de l’Etat, revendique, depuis des années, l’arrêt des politiques publiques dictées par le seul dogme de la réduction de la dépense publique, prônée par l’Union européenne. Quelle tristesse et quel mécontentement, pour ne pas dire plus, de constater qu’il a fallu cette épidémie et des milliers de morts mais aussi de malades qui auront des séquelles pour que vous arriviez à tenir ce discours.

L’absence de moyens de protection, le confinement pour éviter l’engorgement des hôpitaux, le manque de moyens matériels et humains d’une part pour accueillir les patients gravement atteints et d’autre part pourpermettre aux agents publics d’assurer leurs missions, tous ces éléments nous obligent à faire une analyse objective de la situation.

Comment accepter que la 6ème puissance mondiale soit terrassée par un virus ?

Comment expliquer la difficulté de fonctionnement de nos services publics, si souvent mis en avant par les différents responsables politiques, et paradoxalement si souvent malmenés et maltraités ?

Conformément à l’article 1 de la constitution, la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ; elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. Son organisation est décentralisée.

De son côté, la charte de la laïcité dans les services publics précise que « tous les usagers sont égaux devant le service public ».

Dans notre pays, différents services publics sont assurés aux citoyens et organisés dans le sens de l’intérêt général. Avant les lois de décentralisation de 1982, les ministères portaient la politique de l’exécutif au travers de leur administration centrale et la déclinaient sur l’ensemble du territoire national par l’intermédiaire de leurs services déconcentrés. Cette structuration permettait de garantir l’application de l’article 1 de la constitution citée ci-dessus : le même traitement pour tous quel que soit leur lieu de résidence sur l’ensemble du territoire.

Elle assure une cohésion sociale et un égal accès au service public à l’ensemble des concitoyens.

Cette structuration garante, avec notre protection sociale, d’une coordination nationale, a fait de la France un modèle envié dans le monde.

Malgré ce constat, depuis les lois de décentralisation de 1982 jusqu’à la récente loi NOTRe, comme vos prédécesseurs, vous n’avez de cesse de décentraliser, de déconcentrer et aujourd’hui de vouloir différencier la puissance publique et ses missions (projet de Loi 3D). En résumé, de remettre en cause notre modèle social.

Ces choix politiques sont dictés par une idéologie portée par la Commission Européenne, consistant à affaiblir les Etats-Nation, les plaçant en situation de subsidiarité et affaiblissant leur souveraineté et leur indépendance. Pour la FGF-FO, d’autres choix sont possibles et nécessaires tant sur le plan européen que national.

Les prises de position et décisions que vous prenez,depuis le début de la crise sanitaire, démontrent que la régionalisation et la décentralisation ne sont pas la réponse adaptée pour garantir l’efficacité des services publics, l’égalité de traitement et des droits des usagers. Le confinement de la population est une décision nationale ne tenant pas compte de la différence de contamination régionale. Il en a été de même pour répondre à la crise économique et sociale. Un exemple médiatique illustre ces choix : le transfert de patients atteints du COVID-19 entre des départements extrêmement touchés par la pandémie et d’autres plus épargnés. Ainsi certains patients ont quitté la Lorraine pour la Gironde. Les ARS sont incapables d’organiser et financer cela.

Par ces décisions importantes, vous venez de démontrer que les réformes précédentes (RGPP, MAP, RéATE) et celle d’aujourd’hui (Action publique 2022) ainsi que leurs corollaires de lois et décrets d’application vont à contrario d’une politique publique cohérente.

Ces réformes successives ont transformé les ministres en simples porte-paroles de leur politique publique sans les moyens et capacités de les mettre en œuvre, en raison notamment de la disparition programmée des services déconcentrés au profit des préfectures, de la fusion de directions régionales et départementales et de la transformation de la DGAFP en DRH de l’Etat.

La décentralisation dont l’objectif est l’autonomie des régions aurait pu permettre à ce que chaque région Française puisse décider d’elle-même les modalités du confinement et de prendre leur propre décision sans coordination avec les autres régions. Heureusement cela n’a pas été le cas. 

En effet, sur de nombreux sujets comme le développement économique, la gestion des programmes européens, la formation professionnelle, l’apprentissage et l’alternance, les lycées, l’aménagement du territoire et l’environnement, les transports, les régions ont des compétences exclusives.

Les annonces faites par le Premier Ministre le 28 avril concernant le déconfinement démontrent que c’est au plus haut niveau de l’Etat qu’elles se décident. Ce pilotage de l‘Etat n’empêche en rien la prise en compte des situations locales, comme en témoigne la carte « couleur » des départements qui détermine le niveau de déconfinement. Ce ne sont pas les élus locaux qui décident ou choisissent, mais bien l’Etat une fois de plus, car l’intérêt général ne se décentralise pas.

Concernant votre annonce de rouvrir les écoles depuis le 11 mai, en contradiction avec les préconisations du comité d’experts scientifiques qui étaient votre référence jusqu’à maintenant, nous tenons à vous alerter sur les réactions à venir.

Beaucoup d’agents pensent que cette reprise de la scolarité a pour seul but de faire retourner les parents au travail et donc relancer l’économie. Cela participe au double discours que bon nombre d’acteurs pointent du doigt depuis le début de la crise sur de nombreux sujets. La colère gronde sur cette question !

Une grande nation se juge aussi par sa capacité à protéger son peuple et plus particulièrement ses enfants. Cette décision de réouverture des écoles, de manière parcellaire, ce qui contribue à l’incompréhension générale, ne peut se réaliser que si tous les moyens de protection peuvent être assurés et le dépistage assuré pour tous les enseignants, personnels et les élèves. Le transfert de la gestion des établissement scolaires (écoles, collèges et lycées) sous la responsabilité des collectivités locales nous amènent aujourd’hui à avoir des décisions totalement disparates d’élus locaux pour ouvrir ou fermer les écoles entrainant une inégalité républicaine en matièrede scolarité. Cette incapacité et cette impuissance de l’Etat à imposer aux élus l’ouverture des classes relèvent l’inégalité créée par la décentralisation.

Décider au niveau national est une nécessité mais aussi un choix politique. Comment gérer ce genre de crise en l’absence de coordination nationale, avec des administrations centrales mises à mal et avec des services déconcentrés démantelés, transférés et très affaiblis ? Impossible en l’état et vous ne pouvez pas compter éternellement sur la bonne volonté et le dévouement des fonctionnaires et agents publics.

Agents que vous maltraitez par ailleurs car,  après 10 ans de gel de la valeur du point d’indice, une grille de salaire démarranten dessous du SMIC, vous avez autorisé, en pleine crise sanitaire, la ponction d’une partie de leurs congés et de RTT par le biais de lordonnance n° 2020-430 du 15 avril 2020.  Curieuse manière de gratifier des agents que tout le monde applaudit chaque soir à 20 heures. Précisons que la FGF-FO exige l’abrogation de cette ordonnance.

Par ailleurs, l’imputabilité au service et la reconnaissance en maladie professionnelle pour l’ensemble des agents ayant contractés le COVID 19 au travail doivent être reconnues systématiquement par l’employeur public pour les agents des 3 versants de la Fonction publique.

Vous l’avez dit aussi dans votre discours, le service public doit sortir du secteur marchand. Vous avez dit également qu’il y aura un « avant » et un « après »covid19. Nous partageons cette analyse, nous ne pouvons pas sortir de cette crise en reprenant les mêmes visions et les mêmes dogmes. 

Monsieur le Président, nous défendons ardemment le service public et ses missions dont chacun reconnaît aujourd’hui l’indispensable nécessité.

Pour pouvoir engager une évaluation préalable à son évolution, nous devons d’abord procéder à un état des lieux des missions publiques, exhaustif et sincère, débarrassé de la pression budgétaire et du dogme de la réduction de la dépense publique.

Nous avons maintes fois réclaméla tenue du Conseil national des services publics qui avait justement été créé en 2014, afin de déterminer les axes de progrès et les politiques à mener pour y arriver. A nouveau, nous demandonssa réactivation.

Enfin, avant toutes réflexions de fond, il faut immédiatement suspendre la Loi de Transformation de la Fonction publique et retirer le projet d’agenda social du Secrétaire d’État à la Fonction publique.

Sans faire de bilan de la crise ni du fonctionnement des services, le Secrétaire d’État ose reprendre, dès la fin mai, sur un sujet essentiel et sensible :  la suppression des CHSCT.

Cela est d’autant plus inacceptable que, depuis le début de la cette crise sanitaire, le Secrétaire d’État n’a pas réuni une seule fois, de manière dématérialisée, les instances plénières ou spécialisées « santé et sécurité au travail » au plan interministériel et inter fonction publique. Sans oublier les ordonnances prises sans concertation sur les congés, primes et dérogations aux garanties minimales du temps de travail.

En plus de la relance du Conseil national des services publics, la mise en place d’un ministère de la fonction publique de plein exercice pour l’après Covid19 serait un message fort pour l’ensemble des personnels, le marqueur d’une volonté réellede changement : le passage de la parole aux actes.

M. le président, nous vous demandons solennellement de mettre un terme à l’ensemble des réformes actuelles concernant la fonction publique. L’idée n’est pas de rester dans l’immobilisme mais bien de s’appuyer sur un bilan précis de la crise pour améliorer les services publics, les services aux usagers et garantir l’égalité des droits. Cela est nécessaire pour réussir ensuite l’adéquation avec les moyens humains et matérielsnotamment en termes de rémunération et de déroulement de carrière.

Nous devons sortir de cette crise par le haut, en redonnant aux services publics et aux ministères leurs capacités à agir pour l’intérêt général.

Il n’est plus à démontrer que notre modèle social a permis de résister à plusieurs crises majeures de notre pays. Cependant, affaibli, il ne pourra plus continuer d’absorber les crises futures si, à nouveau, les politiques d’austérité prennent le pas sur l’intérêt des usagers.

Monsieur le Président de la République, nous suivrons avec attention les réponses que vous apporterez à cette lettre ouverte et les mesures que vous prendrez à la suite de cette crise sanitaire. 

Nous vous prions d’agréer, Monsieur le Président de la République, l’expression de notre très haute considération.

Pour la FGF-FO,

Christian Grolier, Secrétaire Général

Paris, 12 mai 2020